Par Conrad Boton et Daniel Forgues, professeurs, École de technologie supérieure
Si l’approche de modélisation des données du bâtiment BIM a été un catalyseur important pour l’amorce d’une transformation numérique dans la construction, le concept de Construction 4.0 commence progressivement à s’imposer. Il est encore difficile aujourd’hui d’en donner une définition précise, même si les experts sont unanimes sur le fait qu’il s’agit d’une révolution majeure pour l’industrie. Pour situer le contexte global de cette révolution, il semble utile de rappeler qu’elle trouve ses origines d’abord dans la première révolution industrielle dans l’histoire avec la mécanisation, dans la deuxième révolution avec l’électrification, et dans la troisième axée autour de l’automatisation. La quatrième révolution industrielle (industrie 4.0) se base sur une connectivité ubiquitaire et promet d’améliorer de manière considérable la manière de faire les affaires.
Il n’y a pas encore de consensus international sur ce que signifie réellement le concept de Construction 4.0. Si certains auteurs le définissent comme une instanciation pure et simple de du concept d’industrie 4.0 dans la construction (c’est-à-dire, l’utilisation de technologies de connectivité ubiquitaire pour la prise de décision en temps réel), d’autres y voient un moyen de trouver une complémentarité cohérente entre les principales approches technologiques émergentes en construction. D’autres encore le voient comme une approche plus englobante permettant de dépasser le simple cadre de la technologie pour répondre au mieux aux grands défis actuels du secteur.
Quelle que soit la définition qu’on lui donne, le grand changement apporté par la Construction 4.0 semble tournée autour d’une connexion décentralisée entre l’espace physique et le cyberespace, via une connectivité ubiquitaire. Dans l’industrie de la construction, la connexion entre ces deux mondes existe déjà à travers des approches technologiques telles que le BIM. Par exemple, il est possible d’avoir des modèles numériques complets d’un projet de construction et même de créer un lien bidirectionnel entre le chantier et ces modèles. Toutefois, la présence de l’humain est nécessaire pour garder et entretenir ce lien. Avec l’avènement de la construction 4.0, un certain nombre de technologies vont progressivement se substituer à ce rôle de l’humain, de manière à réduire l’intervention humaine et tendre vers une fusion décentralisée entre la réalité physique et sa représentation dans le cyberespace.
Si les bases de l’industrie 4.0 dans plusieurs industries dont le manufacturier repose essentiellement sur les technologies permettant une connectivité ubiquitaire et une prise de décision décentralisée en temps réel, la construction 4.0 ne s’y limite pas et se base sur un plus large spectre de technologies dont les principales semblent être : l’internet des objets, les systèmes cyber-physique (CPS), les jumeaux numériques, la fabrication additive, l’infonuagique, et bien sûr le BIM. La grande promesse de la révolution de la construction 4.0 réside dans une automatisation quasi complète de l’ensemble du cycle de vie des projets. Cette automatisation passe par l’utilisation de jumeaux numériques à chacune des étapes, de la planification à l’opération en passant par la conception et la construction. En phase de conception, l’utilisation plus accrue de modèles numériques BIM permet de questionner ces jumeaux numériques à travers des simulations du produit physique (le bâtiment, par exemple), de sa constructibilité et des options de production et de rentabilité (4D, 5D), et de sa soutenabilité (analyse énergétique). En phase construction, les modèles BIM continuent de servir de jumeaux numériques, mais sont complétés par d’autres technologies permettant d’automatiser leur lien avec la réalité du chantier. Il s’agit essentiellement de systèmes CPPS (Cyber-Physical Production Systems) incluant des capteurs, des drones, de la robotique embarquée et des systèmes de monitoring. En phase d’opération, le BIM et l’internet des objets, associés à d’autres capteurs CPS, permettent d’assurer un suivi des performances de l’ouvrage et de mettre en place un système efficace de gestion de la maintenance par entretien préventive.
Les implications pour l’industrie
À l’ère de la construction 4.0, il est possible de proposer des produits de construction personnalisés, intelligents et connectés. Cela implique une transformation numérique de l’industrie, avec une conception, une construction et une opération digitalisées. Une telle transformation numérique passe évidement par un changement de paradigme dans l’industrie de la construction. Ce changement de paradigme, largement discuté dans la littérature scientifique dans le contexte de la diffusion du BIM, doit s’opérer à plusieurs échelles incluant la technologie, l’organisation, la politique, etc.
Cela implique aussi une très grande intégration de l’information, des processus, de la gestion de la connaissance et des personnes. De manière générale, dans un contexte d’industrie 4.0, l’attention devra être portée sur trois différentes intégrations : l’intégration horizontale, l’intégration verticale, et l’intégration de bout-à-bout. L’intégration horizontale fait référence à l’intégration entre une ressource et un réseau d’information au sein de la chaîne de valeur, afin de réaliser une coopération transparente entre les entreprises et d’adapter les produits et services en temps réel. L’intégration verticale est relative aux systèmes de fabrication en réseau dans les usines intelligentes du futur et à la fabrication personnalisée sur mesure comme alternatives aux processus de production fixes traditionnels, tels que la production à la chaîne. En construction, la fabrication numérique, considérée comme un usage BIM important mais encore sous-utilisée, pourra profiter pleinement des opportunités offertes par la préfabrication multidisciplinaire et du Design for Manufacturing and Assembly (DFMA) pour proposer des solutions de fabrication et de montage personnalisées. Cela permettra de placer le manufacturier en début de la chaine d’approvisionnement (et non plus en fin de chaine) afin de répondre aux demandes de conception de plus en plus complexes. L’intégration de bout-en-bout fait référence au fait qu’il sera possible de mettre en place une intégration sophistiquée basée sur le numérique à travers toute la chaine de valeur. Autrement dit, l’utilisation accrue des systèmes de connectivité ubiquitaire, de capteurs embarqués et de systèmes CPS intelligents permettra à chaque élément de l’ouvrage construit d’avoir sa propre chaine de valeur, avec une intégration personnalisée entre les différents acteurs impliqués dans sa mise en œuvre. Cela permet une interconnexion à plusieurs niveaux entre les humains, entre les machines, mais aussi entre les humains et les machines de manière à permettre une prise de décision décentralisée dans un contexte de plus grande intégration.
Le rôle crucial des données
Dans un contexte de construction 4.0, la question des données et de leur gestion sera centrale et imposera de nouveaux modèles d’affaires à l’industrie. En plus de la grande variété de données et d’information traditionnellement produits durant la conception et la réalisation des projets de construction, une quantité considérable de données sera générée des capteurs et autres systèmes CPS. Le volume, la variété et le besoin de vélocité de ces données vont requérir l’utilisation de plateformes adaptées pour les interpréter, les gérer, mais aussi et surtout pour les connecter aux plateformes métiers existants. Les plateformes requises ne seront donc pas simplement des plateformes de Big Data ou de prise de décision, mais plutôt de matchmaking, proposant de nouveaux services et produits innovants permettant de connecter le chantier de construction avec les usines intelligentes mais aussi avec une conception et une utilisation plus intelligente de bâtiments (ou de villes) connectés. Bien évidemment, plusieurs enjeux doivent encore être levés, incluant le développement de standards à l’échelle mondiale.